Influences inclusives

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Extrait de mon mémoire de fin d’étude
Peut-on choisir ses influences ?

LA RESPONSABILITÉ
MORALE DU DESIGNER

Les humains ont inventé leurs « outils » et les « outils » influencent les individus. Les technologies, étant l’ensemble des objets et outils matériels qui façonnent les actions humaines dans l’environnement spatial. Elles donnent, par leur conception et leur apparence, des indices sur la manière d’interagir avec ceux-ci et apportent des réponses matérielles à la question de savoir comment agir. Elles influencent profondément le comportement des utilisateurs ainsi que leurs expériences.

Le designer qui crée ces technologies influence donc indirectement le comportement des individus.

Il joue un rôle fondamental sur les influences des individus. Il doit en prendre conscience afin de se responsabiliser sur ses intentions de conception.

Les individus n’ont pas toujours conscience des impacts que ces technologies peuvent avoir sur leurs usages et leurs comportements. Ils établissent une grille d’évaluation des technologies en rapport avec leur fonctionnalité : les technologies
sont conçues pour fonctionner.11

Elles doivent résoudre un problème ou répondre à un besoin. Les critères d’évaluation des technologies sont donc seulement leurs capacités à remplir les objectifs pour lesquels elles ont été conçues. De plus, l’objectif traditionnel du designer depuis les années 50, est de réfléchir à des produits par le dessin, en
respectant les demandes des clients et les processus de fabrication. Ils conçoivent une solution à un problème donné, sans se poser de questions éthiques sur l’utilisation de ces technologies.

Bruno Latour, un sociologue, anthropologue et philosophe des sciences français, a introduit dans les années 50, le concept de « script », qui a remis en question cette vision strictement fonctionnelle.

Ce concept décrit les multiples influences qu’une technologie peut avoir lorsqu’elle est utilisée. Les technologies peuvent inciter un certain type de comportement chez les utilisateurs. Comme un scénario de film, explique-t-il, les technologies peuvent prescrire à ses utilisateurs la manière d’agir lorsqu’ils les utilisent. Tous les éléments construisant les technologies (tels que les matériaux, la forme, la composition, le fonctionnement, etc.) constituent les artéfacts technologiques. Concevoir que les artefacts technologiques participent à l’élaboration des scripts, démontre que la fonctionnalité est une idée trop limitée dans l’éthique de conception.

Les scripts remettent en cause la façon d’évaluer moralement les technologies, pas seulement par leurs fonctionnalités, mais également par les actions qu’elles produisent dans leur contexte d’utilisation.

Ces artefacts entretiennent le dialogue entre les humains et le monde. Utilisés comme des « moyens », ils sont des connexions ou des liens entre les individus
et l’extérieur ou même entre les individus eux-mêmes. Ils changent nos perceptions et notre rapport au monde.

Les technologies d’imagerie
médicale telles que l’échographie
ou l’IRM (Imagerie par Résonnance
Magnétique) permettent de rendre
visible des parties du corps humains
qui ne peuvent être vues sans elles.
Un nouvel aspect de l’anatomie
est alors visible afin de déterminer
s’il est sain ou pas. En ce sens,
ces technologies ont largement
transformé la manière dont la
société appréhende les maladies.
De même, les dernières consoles
de jeux permettent de jouer avec
plusieurs personnes et donnent
l’impression de bouger (lors de
combat, match de foot …) tout en
restant dans son canapé.2

Ces artéfacts ne sont pas des
intermédiaires neutres et façonnent
la manière dont les individus vont
interagir avec la réalité.

Les technologies influencent nos actions.

Par exemple, une paille en plastique laisse comme message implicite de la jeter tandis qu’une paille en bambou « demande » d’être nettoyée et réutilisée. Les individus ne jettent pas la paille en plastique parce leur entourage l’indique, mais parce qu’elle n’est simplement pas apte à être utilisée une deuxième fois. De même, une voiture avec un régulateur de vitesse oblige un individu à garder une certaine vitesse durant sa conduite ou encore une chaise invite l’usager à se tenir d’une certaine manière en s’appuyant sur le dossier. Ainsi les perceptions, les actions et les expériences des individus en seront influencées. Ces artéfacts sont perçus comme des médiateurs technologiques entre l’Homme et le monde, des médiateurs de perception : la manière dont le monde est présenté aux humains, et des médiateurs d’actions : la manière dont les artefacts influencent nos actions.

Concevoir des technologies qui influencent les comportements pousse les designers à se poser des questions morales. 3 Ils doivent être conscients des effets aliénants ou émancipateurs du design sur les individus et jusque dans la société à grande échelle.

Le designer doit s’intéresser davantage à ses impacts dans les domaines de grande envergure tels que l’environnement social, économique et écologique.

Les designers doivent anticiper la façon dont les utilisateurs vont interagir avec le produit qu’ils conçoivent. Implicitement ou explicitement (selon la conception du produit), ils construisent des « scripts » à utiliser en interaction avec le produit.

De ce fait, en « écrivant » des scripts, les designers détiennent la responsabilité des usages des individus.

Les scriptes agrandissent le spectre d’actions des designers, allant des processus internes de conception jusqu’aux enjeux de la planète. Au-delà de savoir dessiner des produits, de les inventer et de les créer, il est également capable de prévoir les situations futures et les influences que les objets auront sur
la population. C’est une dimension supplémentaire à prendre en compte lors de la conception des outils.

Le designer, tout en utilisant les informations actuelles, prévoit des usages qui ne se produiront que si ses prévisions étaient correctes. Le designer doit travailler ses intentions afi n de créer des formes spécifiques allant dans le sens d’une médiation désirable. Il est évidemment préférable, étant
donné que les outils influencent en permanence les individus, de créer des influences désirables et émancipatrices pour les individus.

Le designer doit savoir comprendre les enjeux sociétaux et les besoins présents et futurs de la population. Il est comme un anthropologue ou
un enquêteur : il observe les actions et les usages, essaye de comprendre les phénomènes et les enjeux et se projette dans des
expériences.

Il lui faut accumuler un maximum de connaissances sur le sujet, acquérir des informations exactes sur le monde social (le contexte actuel, les utilisateurs et les technologies) pour lui permettre de rechercher une des meilleures solutions pour résoudre ces enjeux.

Concevoir des produits qui produisent des scripts peuvent
poser des problèmes éthiques. Les individus ne voudraient pas
être contrains d’agir de manière spécifique sans pouvoir agir sur
leurs influences. La liberté humaine pourrait être mise en danger
lorsque les actions humaines sont explicitement et consciemment
dirigées, avec les technologies, par les designers.


Les technologies pourraient être considérées comme une propagation implicite de la technocratie. Si les problèmes sociaux sont résolus par les technologies et non pas par les politiciens, il serait possible d’affirmer que les outils sont aux commandes. Il faut ainsi que le designer prenne soin d’inciter la population à faire certaines choses en les invitant à faire des actions spécifiques sans les exiger avec force.

John Chris John, un designer gallois, propose une alternative à la limitation de la liberté d’un individu.4 Il propose aux designers d’afficher leurs décisions de conception publiquement, en toute transparence, afin que tous les individus concernés puissent prendre part au débat et influencer les choix qui vont être faits pour eux. Il serait intéressant de faire participer ingénieurs dans l’exploration des problèmes et dans l’évaluation de la conception afin de mieux répondre aux vrais besoins. Une cocréation où toutes les parties prenantes seraient investies. Cette situation placerait le design comme un sujet de débat politique. Ainsi, comme les institutions d’État, le designer a pour rôle de répondre aux besoins actuels et futurs des individus.

Le designer répond aux enjeux d’impact environnemental et d’équité sociale tout en continuant à répondre aux enjeux de fonctionnalité et de mode. C’est sous plusieurs contraintes, qu’il doit modifier son processus de conception au travers d’un œil plus scientifique, sociologique et participatif afin d’opérer les changements sociétaux que la population demande.

L’État, les instances publiques et les designers détiennent un pouvoir d’influence qu’ils ne peuvent pas ignorer. Pour établir un équilibre social de toute part, il est favorable de privilégier des relations de transparence. Donner l’opportunité aux citoyens de participer aux décisions permettrait de transformer et créer collectivement des organisations et environnements acceptés par tous car ils respecteraient les besoins des individus.
  1. VERBEEK P.P. Materializing morality : Design ethics and technological mediation. Op.cit. P.361. ↩︎
  2. VERBEEK P.P. ibidem. P.361. ↩︎
  3. VERBEEK P.P. ibidem. P.361. ↩︎
  4. HILEMAN R. 1998. Design Methods : seeds of human futures by John Chris Jones, 1970, John Wiley and Sons, New York and Chichester : An introductory lecture for digital designers. ↩︎